Lettre ouverte à la SAQ : Et si le vrai problème n’était pas votre logiciel d’horaires?
La nouvelle convention collective de la SAQ, qui devait entrer en vigueur le 1er avril, n’aura été entérinée qu’un mois plus tard. Pourquoi a-t-on accusé un tel retard? Un article publié récemment par TVA montre du doigt SIGMA, le logiciel de gestion de main d’oeuvre conçu par la SAQ, qui aurait « bloqué la nouvelle convention collective » à cause de problèmes techniques.
Consciente de ces problèmes – temporairement contournés dans la nouvelle convention – la Société se serait engagée à remplacer SIGMA. Aucun fournisseur intéressé n’aurait cependant été retenu à temps. Plusieurs personnes se surprennent d’ailleurs que nous n’ayons même pas répondu à cet appel d’offres.
La question est légitime; pourquoi donc ne nous sommes-nous pas précipités sur l’occasion? C’est simple : nous croyons que les problèmes de gestion de la SAQ sont causés par bien plus qu’un seul logiciel.
Un casse-tête de gestion sans fin
Trop contraignante. Trop complexe. Aucunement adaptée à la réalité d’aujourd’hui. Voilà quelques mots qui décrivent la gestion des horaires des employés de la SAQ.
Le logiciel qui succédera peut-être un jour à SIGMA héritera de la tâche peu enviable d’assembler un casse-tête dont les pièces proviennent de plusieurs jeux distincts. Oui, en exerçant assez de force, les pièces finiront toujours par s’emboîter, mais le résultat restera grotesque.
Dans cette analogie, ces pièces sont les employés de la SAQ, tant bien que mal coordonnés. Mettez-vous à leur place. Trouveriez-vous normal d’avoir à planifier vos vacances à l’avance pour les douze prochains mois? D’être tenu en otage par un horaire de 10 heures vous obligeant à rester « disponible » pour 38 heures? De ne jamais pouvoir planifier d’activités le samedi parce vous devrez peut-être vous libérer, au gré de votre gestionnaire?
SIGMA n’est ici qu’une demi-mesure élaborée pour répondre à un problème né de principes de gestion archaïques. La solution n’est pas d’honorer ces principes en tentant de s’y conformer à l’aide d’un logiciel bouc-émissaire. Ce sont les principes eux-mêmes – maudits – qui doivent être remis en cause.
Une tour d’ivoire flanquée d’une muraille bureaucratique
Le style rédactionnel de la nouvelle convention de la SAQ n’a peu ou pas évolué depuis la dernière version. Lourde et inaccessible, elle ne semble pas avoir été rédigée pour être bien comprise par les employés. Ce détail symbolise bien le style de gestion déconnecté de l’entreprise.
Illustrons mieux la chose en examinant un autre document, le Guide pour la vérification des rappels de la SEMB-SAQ. Ce dernier détaille la procédure pour mettre un employé qui s’est absenté à l’horaire. Figurez-vous que cette tâche demande une explication de 13 pages et de jongler avec 6 documents… ayoye.
Si le processus vous semble complexe, l’extrait suivant, tiré directement dudit Guide, dissipera assurément vos craintes :
Quelqu’un ne s’est-il jamais mis dans les chaussures du pauvre gestionnaire, de l’être humain, qui doit se taper cette procédure infernale pour accomplir une tâche de gestion sinon routinière? Pouvez-vous vous imaginer passer votre avant-midi ainsi, à essayer de trouver des remplaçants?
Ce genre de grossièretés administratives existent justement parce qu’on oublie que des vraies personnes subissent quotidiennement les effets de cette microgestion. Oui, en tant qu’entreprise gouvernementale, la SAQ doit bien limiter les abus, être redevable à la population.
Mais elle doit aussi montrer l’exemple. Et celui qu’elle nous montre aujourd’hui en est un de surcontrôle tellement démesuré que sa nouvelle convention en était paralysée de plus belle après des négociations déjà interminables.
Ce que vos employés veulent
La SAQ a la chance d’avoir le monopole d’un produit qui passionne autant les consommateurs que ses employés. Elle sabote malheureusement cette passion en faisant de sa gestion de personnel un sérieux irritant au quotidien.
Un exemple : Aujourd’hui, les employés veulent accéder à l’information qui les touche – tel que leur horaire – à distance.
La réalité SAQ? En 2019, SIGMA n’est toujours pas adapté à l’ère du cellulaire. L’utilisateur courageux qui se lance doit zoomer à outrance à chaque nouvelle page pour espérer y déchiffrer quoi que ce soit. Les détenteurs d’iPhones, eux, peuvent tout simplement oublier le logiciel; leur appareil ne supporte même pas SIGMA, qui est bâti sur un système complètement dépassé.
Il serait ici facile de tomber dans le piège de se concentrer sur les problèmes du logiciel en soi. Mais s’attaquer à SIGMA, c’est se mettre des oeillères. C’est omettre qu’un outil désuet a été imposé à des milliers d’employés, et ce, près d’une décennie durant.
À l’appui, un avis publié sur Facebook faisait déjà mention de problèmes avec SIGMA il y a plus de 8 ans. Le rapport annuel de la SEMB publié un an plus tard mentionnait toujours ces problèmes. Rien ne bougeait. Rien ne bouge.
La vraie solution n’est donc pas de changer le logiciel, mais bien de changer l’attitude des décideurs, qui semblent trouver normal de tolérer un tel retard technologique. Près de 90 % des Canadiens ont accès à Internet et possèdent un cellulaire; tirez-en parti.
Prenons un autre exemple de ce que les employés veulent : Planifier des vacances dans des délais raisonnables. À la SAQ, les vacances annuelles pour les douze prochains mois se planifient toutes en mars.
Cette exigence est déconnectée de la réalité. Pour bien des personnes, prendre des vacances est une question d’opportunité qui dépend des proches ou de deals intéressants. D’autres y vont simplement au feeling; peu importe.
Les succursales de la SAQ se gèrent comme tout autre bon commerce de détail, avec des périodes de pointes certes variables, mais prévisibles. A-t-on vraiment besoin de plus de quelques semaines de préavis, sans même parler d’une année, pour substituer un commis à un autre?
Des contraintes absurdes du genre cachent bien souvent des processus de gestion beaucoup trop lourds. Soulignons le caractère ironique de cette obsession du contrôle : plus on complexifie, plus on invite les entorses. Et moins on est efficace.
Parlons franchement
Nous ne sommes pas omniscients. Nous ne saurons jamais ce qui se passe réellement dans les coulisses de la SAQ. Mais comme experts, nous voyons qu’un problème existe. Et ce que nous observons témoigne typiquement de principes de gestion déshumanisés qui ne respectent tout simplement pas le temps des employés ni des gestionnaires.
Le Plan stratégique 2018-2020 de la SAQ présentait l’arrivée à échéance de la convention collective comme « une occasion de simplifier nos façons de faire, d’augmenter notre efficacité opérationnelle, d’accroître notre agilité et d’alléger notre structure de coûts. » C’est raté.
La SAQ cite elle-même la responsabilité comme l’une de ses trois valeurs, qu’elle définit en partie par « la saine gestion des fonds publics. » Cette lourdeur administrative n’a pourtant rien d’une saine gestion. Tant et aussi longtemps que les choses ne changeront pas, ces valeurs sonneront faux aux oreilles des Québécois.
Réitérons : SIGMA n’est ici bien que la pointe de l’iceberg. Un symptôme. Les décideurs de la Société devront entamer leur travail d’introspection en osant mettre les pieds dans une succursale. Laissez vos bilans de côté, allez donc voir votre monde et connectez un peu. Le bien-être de vos employés se chiffre peut-être difficilement dans Excel, mais il s’observe.